V
Après avoir causé quelques instants avec l'essaoul au sujet de l'attaque projetée pour le lendemain, Denissow retourna sur ses pas.
«Maintenant, mon ami, dit-il à Pétia, allons nous sécher.»
En approchant de la maison du garde, Denissow s'arrêta, et plongea son regard dans la forêt. Il vit venir à lui entre les arbres, marchant à grandes enjambées, un homme juché sur de longues jambes, les bras ballants, en jaquette courte, en chaussure de tille, en bonnet tatare, un fusil sur l'épaule et une hache à la ceinture; à sa vue, cet homme jeta avec précipitation quelque chose dans le fourré, et, ôtant son bonnet mouillé, s'approcha de lui: c'était Tikhone. Sa figure fortement grêlée et ridée, ses yeux bridés, rayonnaient de satisfaction: relevant la tête, il semblait retenir avec peine un éclat de rire.
«Où donc t'es-tu perdu? lui demanda Denissow.
—Où je me suis perdu? J'ai été chercher le Français, répondit-il hardiment d'une voix de basse un peu rauque.
—Et pourquoi as-tu rampé de jour dans le taillis, imbécile, tu ne l'auras pas attrapé?
—Pour l'attraper, je l'ai attrapé.
—Où est-il donc?
—Je l'avais d'abord attrapé comme cela, à l'œil, poursuivit-il en écartant ses grands pieds, et je l'ai mené dans le bois.... Là je vois qu'il ne peut pas convenir, alors je me dis; il faut en prendre un autre qui fera mieux l'affaire.
—C'était donc cela! Ah! le coquin! dit Denissow en s'adressant à l'essaoul.... Pourquoi donc ne l'as-tu pas amené?
—Pourquoi vous l'amener? s'écria Tikhone brusquement, il ne valait rien.... Ne sais-je donc pas ce qu'il vous faut?
—Ah! l'animal!... Et après?
—Après?... je suis allé en chercher un autre... j'ai rampé tout le long du bois et je me suis couché comme cela... et il jeta subitement à terre pour montrer comment il avait fait.... Voilà qu'il s'en trouve un sur mon chemin, je saute sur lui et je l'empoigne, dit-il en se levant vivement, et je lui dis: «Allons, mon colonel!...» Mais voilà-t-il pas qu'il se met à hurler et que quatre hommes se jettent sur moi avec des petites épées; alors voilà que je brandis ma hache de cette façon et je leur dis: «Qu'est-ce que vous faites, au nom du Christ?»
—Oui, oui, nous avons bien vu de la montagne comme ils t'ont donné la chasse à travers le marais.»
Pétia avait grande envie de rire, mais, voyant les autres garder leur sérieux, il fit de même, sans parvenir toutefois à comprendre ce que tout cela signifiait.
«Ne fais pas l'imbécile, dit Denissow d'un air fâché: pourquoi n'as-tu pas amené le premier?»
Tikhone se gratta le dos d'une main, de l'autre la tête, et sa bouche, se fendant en un sourire béatement idiot, laissa voir entre ses dents la brèche qui lui avait valu son nom. Denissow sourit, et Pétia put enfin s'en donner à cœur joie.
«Mais quoi? Je vous ai déjà dit qu'il ne valait rien, il était mal habillé, et grossier par-dessus le marché! Comment, qu'il me dit, je suis moi-même fils de «ganaral», et je n'irai pas!
—Brute! dit Denissow, j'avais besoin de le questionner.
—Je l'ai questionné, moi, reprit Tikhone, mais il m'a dit ne pas savoir grand'chose, et puis, qu'il dit, les nôtres sont nombreux mais mauvais.... Poussez un cri et vous les aurez tous, termina Tikhone en fixant ses yeux d'un air déterminé sur Denissow.
—Je t'en ferai servir une centaine de tout chauds, reprit Denissow, pour t'apprendre à jouer l'imbécile.
—Pourquoi se fâcher? reprit Tikhone; on dirait que je ne connais pas vos Français.... Qu'il fasse seulement un peu sombre, et je vous en amènerai jusqu'à trois si vous voulez.
—Eh bien, allons!» s'écria Denissow brusquement, et il conserva sa mauvaise humeur jusqu'à la maison du garde.
Tikhone suivit au dernier rang, et Pétia entendit les cosaques rire et se moquer de lui, à propos de certaines bottes qu'il avait jetées dans le fourré. Il comprit aussitôt que Tikhone avait tué l'homme dont il parlait et il en éprouva un sentiment pénible; involontairement il regarda le petit tambour, et quelque chose lui serra le cœur; mais cette faiblesse ne dura qu'un instant, il la maîtrisa, releva la tête et questionna l'essaoul, d'un air important, sur l'expédition du lendemain, afin de se maintenir à la hauteur de la société dont il faisait partie.
L'officier envoyé par Denissow lui apporta, chemin faisant, la nouvelle que Dologhow arrivait en personne, et que, de son côté, tout allait à souhait. Denissow, ravi, redevint gai comme devant et, appelant à lui Pétia:
«Eh bien! lui dit-il, raconte-moi un peu ce que tu as fait de bon.»