XXI
À dater de la première soirée passée avec Pierre, un grand changement s'était opéré en Natacha. Presque à son insu, la sève de la vie s'était réveillée dans son cœur, et s'était répandue sans lutte dans tout son être. Sa démarche, son visage, son regard, sa voix, tout s'était métamorphosé. Les aspirations au bonheur étaient montées à la surface et demandaient à être satisfaites. À dater de ce jour, Natacha parut avoir oublié tous les événements antérieurs. Aucune plainte ne s'échappa plus de ses lèvres, aucune parole n'effleura plus les ombres évanouies du passé, et parfois même elle souriait à des projets d'avenir. Quoiqu'elle ne prononçât jamais le nom de Pierre, une flamme éteinte depuis longtemps s'allumait dans ses yeux lorsqu'elle entendait parler de lui par la princesse Marie, et ses lèvres réprimaient avec peine un frémissement involontaire.
La princesse Marie, frappée de ce changement dont elle devina facilement la cause, en éprouvait du chagrin. «Aimait-elle donc assez peu mon frère pour l'avoir si vite oublié?» Mais, lorsqu'elle la voyait, elle ne pouvait ni lui en vouloir, ni le lui reprocher. Ce réveil à la vie était si soudain, si irrésistible, si imprévu, pour elle-même, que la princesse Marie ne se reconnaissait plus; le droit de l'accuser même au fond de son cœur, et Natacha s'abandonnait si complètement, si sincèrement à ce nouveau sentiment, qu'elle ne cherchait même pas à cacher que la douleur s'était effacée pour faire place à la joie.
Lorsque la princesse Marie retourna dans sa chambre après son explication avec Pierre, Natacha l'attendait sur le seuil.
«Il a parlé, n'est-ce pas, il a parlé? répétait-elle avec une expression attendrie et joyeuse qui implorait son pardon. J'ai eu envie d'écouter à la porte, mais je savais bien que tu me dirais tout.»
Quelque sincère, quelque touchant que fût son regard, ces paroles ne laissèrent pas de blesser la princesse Marie; elle pensa à son frère. «Qu'y faire? se dit-elle: cela ne peut être autrement...» Et, d'un ton doux et sévère à la fois, elle lui fit part de son entretien avec Pierre. À la nouvelle de son départ pour Pétersbourg, Natacha poussa une exclamation de surprise, mais, devinant aussitôt l'impression pénible qu'elle venait de produire chez son amie:
«Marie, lui dit-elle, enseigne-moi ce que je dois faire, j'ai si grand'peur d'être mauvaise: j'agirai comme tu me le conseilleras.
—Tu l'aimes?
—Oui, murmura-t-elle.
—Pourquoi pleures-tu, alors? J'en suis heureuse, répondit la princesse Marie, sans pouvoir retenir ses larmes.
—Ce ne sera pas de sitôt, Marie.... Pense donc quel bonheur, je deviendrai sa femme, et toi tu épouseras Nicolas.
—Natacha, je t'avais priée de ne jamais m'en parler. Ne parlons que de toi!»
Elles se turent.
«Mais pourquoi va-t-il à Pétersbourg?» demanda tout à coup Natacha, et, répondant aussitôt elle-même à sa question, elle ajouta: «Cela doit être ainsi, c'est sans doute mieux... n'est-ce pas, Marie?»